Sans appel.

Sans appel. Et lui - le vent - découvre au ras de terre
les pousses aiguës et notre idolâtrie des détails
lui fournit les arguments : texture si délicate de ce tendre vert
qui nous revient soudainement par les os, il était là déjà
esquisse dérobée à la vue, juste sous nos pas.

Certaines choses sont bien sûr possibles

Certaines choses sont bien sûr possibles - bien sûr -
mais on ne sait pas au juste lesquelles. Comme on ne sait pas bien
ce qui importe, vois-tu, (pensé-je sans que ce soit une question
le moins du monde), est-ce le détail ou l’ensemble, l’effet d’ensemble
qui donne la température de la couleur, comme ces feuilles d’automne ?
 
Mais pas aujourd’hui où tout ce que je ratisse est dispersé par le vent.
Il n’y a déjà presque plus de ces voix résiduaires, envolée la possible fumure,
parti mon petit engrais organique dans les prises du vent, promesses d’amendements rêvées.
C’est leur essor qui désorganise mon paysage et cependant le recompose d’une toute autre façon - selon une autre perspective, selon d’autres lois somptuaires au libre cours -
 
selon un mouvement qui semble déréglé, ni continu
ni discontinu - aucune entente possible avec ce vent
qui s’ignore lui-même, son unique motif ce sont les rudiments
avec lesquelles il jongle, interjections insensées qui éperdent, feuilles
ô vocatives sans réponse et mobiles sans appel.

Elles bruissent

Elles bruissent et ça crisse et j’entends leur voix mêlées comme j’entendis cet été
vos voix amies sous le tilleul venir augmenter la rumeur de la nuit
venir configurer la mienne comme ce dôme configurait la pensée
- on se sentait à l’abri et le feuillage répercutait vos rires - agir
un peu comme des vagues dont le ressac m’aurait fait perdre mon objet
 
et aimer cela, le fait de le perdre, et de perdre avec lui toute notion de l’espace.

(nul hommage - nulle dédicace -

(nul hommage - nulle dédicace - on cherche l’adresse où
il n’y a qu’une agitation perpétuelle, un branle-bas général
mais disons l'expérience s'incorpore à l’être, le transforme par conséquent,  
perdure aussi longtemps qu’il influe sur ce qui l’entoure)
 
accrétion vivante
alors seulement je peux dire que je suis ce monceau de feuilles,
ma masse aperceptive sans cesse accrue avec l’expérience,
et chacune d’elles, sans que le tout n’ait pourtant un quelconque rapport
avec la somme de leurs propriétés individuelles impossibles à restituer.

Car c’est chaque fois comme un envoi

Car c’est chaque fois comme un envoi : le transport
est l’état normal du monde, la métamorphose donnant
les formes visibles des stations - aspects d’un tout sans cesse en mutation -.

Je ratisse et la rumeur parle

Je ratisse et la rumeur parle maintenant de choses découvertes
- non perdues bien qu’elles-mêmes soient passées, on dit alors recouvrées -
de réciprocités qui se font voir sous l’amas, qui émergent,
d’autres choses sans être absolument issues de rien, aurai-je le cran 
 
de reconnaître que tout m’échappe, ou simplement de reconnaître ?
Au cas où je ne l’ai pas, s’imposent à moi les verts hors pairs, les vertes
distiques que lance l’amaryllis belladone, l’incomparée, pour voir si ça prend,
mimant le départ de sa grosse étrave à bulbe, disons une comparaison.

Et alors l’épaisse feuille du cognassier

Et alors l’épaisse feuille du cognassier,
la coriace aromatique du noyer, la souple lobée de l’aubépine,
la petite or de l’érable champêtre, la finement dentée du charme 
font la plus colossale relique qui soit - qui soit à rassembler jamais
 
avec force râteau et déférence -. Face au vent qui fait virer
je joins la danse macabre, j’arrive aux toutes petites choses
- vous dessous, feuilles peintes des cyclamens, et vous, gracieuse cordée
qui poussez, verte, et propulsez dessous la violette, comme au sortir d’un rêve.

Est-ce que ça le change des phrases longues du printemps ?

Est-ce que ça le change des phrases longues du printemps ? Non pas vraiment.
Mais qu’est-ce que cet autre quand on ne peut définir, déjà, la spécificité
de l’un et de l’instant ? L’automne rend visible simultanément l’autre chose en elle-même,
tout comme le printemps, et la multiplicité des choses possibles dans ce mouvement
 
où toutes s’agrègent et se désagrègent, engrangements, engrènements,
rougissements qui ne font jamais défaut. Où un chat lunatique traverse le pré couleur
brique, l’herbe semble différente, assouplie sous son pas précautionneux,
presque révérencieux. Il rêve, je le regarde et, non, je ne désespère pas de vivre ma vie.

Qu’aucune chose ne puisse même rester identique en soi

Qu’aucune chose ne puisse même rester identique en soi
sous l’action du temps qui passe* - pas même une généralité - voilà
ce que n’ignore pas le jardinier que les feuilles altèrent
chaque automne, lui dont le râteau et la houe sont les armoiries.
 
Il n’existe aucune limite à l’émergence de nouvelles sortes de choses
et toutes les choses peuvent devenir d’autres sortes de choses*, et ainsi
je pensais au devenir du porteur même de ces emblèmes ; désarmé par
le silence et la nuit, impuissance et patience se conjuguent avec l’espoir
 
de nouvelles saisons, c’est son blason qui essaime ses couleurs, sa lame
retournant terre et ciel il la retourne au cœur de l’hivernale dépose,
rares moments de perspicacité, des questions sans les réponses
sauf que vous êtes ce que vous faîtes, l’air seul vous renvoie votre image.
 
*David Bohm, Causality & Chance in Modern Physics, exergue à Way de Leslie Scalapino, traduit par Isabelle Garron & E. Tracy Grinnell, éditions Corti, Série Américaine, 2020, lu sur le site de l'éditeur

Bon. Le voici qui bouillonne

Bon. Le voici qui bouillonne, brouillonne, et voici qu’il bourgeonne.
Voici les oiseaux tous à terre parmi les feuilles, en une coulée de grande capacité
et fort débit dont on ne voit ni l’origine ni la fin. Tous pourvoient à la page
même si nous en sommes déroutés. En somme ils sont la page.
 
Le poème devient ce qu’il accomplit. Dans sa nuit sa révision.
(la nuit était venue du corps des grands sapins cerner nos intentions
comme le coutil dont on couvre la cage du canari - mais on peut supposer qu’il entend tout -)
Plus sûrement il voit et entend tout.

 

Dans l’écriture aussi

Dans l’écriture aussi c’est l’accrétion
- l’accroissement par juxtaposition, ou collage si ce n’est la collision -
d’expériences et de données sonores et rythmiques qui élabore un sens nouveau,
voire inouï, mais subtil, et si furtif, et la soudaine aperception du poème.
 
Même si l’on ne vise pas la réduction - la résolution - et la brièveté,
toute l’affaire est d’entendre l’ensemble - le monde, le poème
cet espace imaginaire fait de vrais évènements, accents et sonorités -
dans la plus infime de ses parties. Pouvons-nous entendre les vrais crapauds
 
dans le jardin imaginaire de Marianne Moore ? Oh certainement.
C’est un travail d’incorporation et de transformation que fait le poème
et que le monde s’en trouve - non pas changé - refait ! Donc y compris contre son gré.
Y compris contre son idée de la vérité et de l’ordre. L’authenticité c’est le mouvement.

Il ne faut pas essayer

Il ne faut pas essayer, sans doute, de refaire un arbre avec ces feuilles.
Ni même un fleuve. Et pourtant, cerné par un courant spiralé,
j’imagine ce fût, ce qui fut l’axe tourmenté de l’été, travaillé
par le manque; aujourd’hui enroulé dans le vent, à sa place était un renardeau.

Je ratisse et ceci - le geste

Je ratisse et ceci - le geste disons - ne fait pas un poème.
Il y manque la visée. Non la direction, mais la grâce. Toutefois,
j’obtiens ce faisant la promiscuité nécessaire à l’échauffement
- en tas, disons - : l’accrétion et la capacité fermentative.