dimanche 30 juin 2019

Narcose 194


Vingt-cinquième ménade


Le cri rauque du héron dans la gravière


Le cri rauque du héron dans la gravière aussi
rappelle les migrations. Un mourant dans la roselière.
Non, pas d’agonie, simple alerte le cou tendu les scapulaires
étincelantes et pourprées.
À nos pieds de sédentaires le sol clapote en muqueuse
contractile amassée sous la semelle puis se creuse et
se rengorge subitement de côté. Plus loin les sarcelles
dérivent oublieuses dans le vent du soir.

Aire protégée. Zone de nidification interdite.
Oubli, c’est le nom de ce lieu déserté
dont la dépression - on dit cône de rabattement
de nappe, tant l’exploitation fut violente -
s’est emplie de l’eau déroutée. Un étang
et des marais dissimulent l’ancienne carrière.
Une réserve, parce qu’on y assigne par arrêté
municipal flore, libellules et migrateurs.



samedi 29 juin 2019

Narcose 193


Vingt-quatrième ménade


Des colonies d’œillets sauvages


Des colonies d’œillets sauvages - c’est la première fois
que j’en vois tant - j’avance à vélo avec lenteur
sur la route noire le long des sablières.
La gesse noire est mêlée aux crosses bleues à peine déroulées
des phacélies à feuilles de tanaisie, crosses non tenues,
et le blé courbe les collines soyeuses. Près de la rivière
dans le creux fleurissent les premiers iris faux acore.
Entre Banne et Pagney un panneau indiquait
Santiago à 1992 km et la coquille stylisée
comme une étoile centrifuge. Ou bien un œil. J’ai vu
non la distance mais le temps. Les pèlerins d’alors
- même lenteur - venaient par cette route sinuée
débouchant sur la plaine comme moi aujourd’hui, comme moi
mais sans la phacélie, la crosse changeant de main.

vendredi 28 juin 2019

Narcose 192


Vingt-troisième ménade


J'y reviens


J’y reviens. Son rire. Le clappement des cartes et
son rire de contentement, visage éventé
non altéré, rafraîchi. Son rire aigu me transmet
sa joie. Tu vois cette carte ?
Il la restitue au paquet et la perd, confondue.
Comme moi-même je confonds sa joie
et devant moi, l’étendue herbeuse, le gravier,
une allée d’iris et de népètes, l’ombre claire des Hespéris
au parfum poivré qui monte.
Tandis que sort le roi de trèfle.

jeudi 27 juin 2019

Narcose 191


Vingt-deuxième ménade


Ceux que perpétue leur immobilité


Ceux que perpétue leur immobilité :
étant de ceux-là que la racine, modeste
pivot de l’interrogation, force à la lenteur
je me soumets volontiers, et je reste.
Je l’entends derrière moi, mon fils, feuilleter
- tout à sa vélocité entraînée - les cinquante-quatre cartes de son jeu
pendant qu’au-devant sous les bouleaux les tourterelles turques
s’élancent dans un battement muet d’éventail.

Rien que claquements - pour tout langage -   
concomitants d’ailes et de cartes
et le rappel ou l’éclat dans l’après-midi
d’une image entrevue

mercredi 26 juin 2019

Narcose 190


Vingt-et-unième ménade


Attendre


Attendre. Comme assise sur un pré
on finit par entendre toutes choses alentour
les plus ténues mêlées aux plus voyantes.
J’entends pousser le moindre mot qui vient - ou pas -
s’accorder physiquement - au sens d’une résonance -
aux autres mots et à moi. Que dit-il que j’ignorais
que fait-il entendre de la musique tue
de tous les mobiles ?

mardi 25 juin 2019

Narcose 189


Vingtième ménade


Ici pas de champ de bataille


Ici pas de champ de bataille mais
un pré communal où s’égayent des enfants
sur les balançoires et les toboggans, bientôt relayés
dans la lumière du soir par les grillons.
Une grue à tour, dont le treillis rutilant
quadrille ma vue : un dessin perspective savant
jalonne toutes les distances de bas en haut
où coexistent des plans de signification divers
comme dans la Fenêtre d’Alberti. Oscille légèrement
le crochet, mûr à point, une lune ou je ne sais quoi.

lundi 24 juin 2019

Narcose 188


Dix-neuvième ménade


Le geste polisseur


Le geste polisseur
- naevi pigmentaires en nombre
comme à un ciel les étoiles -
de la main sur la cuisse et vers
l’herbe - le monde si vert qu’il monte ici -
où se déplient les pâquerettes, sœurs myriadaires
des champs de bataille ( Bellis, parce qu’elles
se trouvaient là elle guérissaient, en vertu
de la théorie des signatures,
les plus profondes blessures, mais c’étaient
plutôt leurs propriétés astringentes et hémostatiques ),
ainsi aux côtés des humains suppliciés - tous, si tragiques
dans leur identification à la farce tragique -*        
par loyauté, fidélité, courage, devoir mis
en scène, ils perdaient la vie qui se jouait ici
sur la scène de guerre - bellavi : je l’ai faite !
pouvaient s’enorgueillir les morts
bardés de cicatrices étoilées

en quelque sorte des sœurs réactives bientôt refermées
dans la nuit lentigineuse


A. Rosselli, Document, p.38

dimanche 23 juin 2019

Narcose 187


Dix-huitième ménade


Hameçon négligé


Hameçon négligé
à l’eau désamorcée sous laquelle
couchée dans l’herbe
je flotte me demandant 
qui veille qui, de nous deux quelle vigie
prévient la collision - en très haut lieu
de la structure en treillis -  avec les dirigeables
nuages télescopés - et vigire bientôt l’œil sémaphore
sur son axe tandis que bat la breloque

Tends l’oreille. Encore une fois - à un an d’intervalle -
entends : trouve-moi plus réelle où je suis,
plus réelle, fanal impossible à confondre avec l’herbe
avec l’eau
accroche à mon cou ce soleil ou ce soir ces indubitables
pensées vernales

Juste derrière elles mon fils sur la balançoire
qui gambille vainement

samedi 22 juin 2019

Narcose 186


Dix-septième ménade


Le crochet métallique se balance


Le crochet métallique se balance
balance l’œil dans la couleur adorable
accrochant parfois la branche parfois
le soleil blanc de constance
et d’ennui le palan prédit un certain soir
immobile sous la flèche redevable immobile

ce geste pendulaire sous le palan
comme une amulette à mon lacet

déviant mon cou berce

Alors je conviens qu’un poème est un organisme vivant
dont la membrane est mon corps, et le métabolisme la langue

vendredi 21 juin 2019

Narcose 185


Seizième ménade


Devoir accompli ou


Devoir accompli ou
déjà la constance
[est] à elle-même sa propre récompense*
une chose est sûre 
continue

Choses vivantes qui se pressent
comme ces petits œillets superbes
en banc diffus
ou le crochet branlant de la grue à tour
léger, si léger, presque immatériel
suspendu à son câble


* Seamus Heaney, L’étrange et le connu, p. 145

jeudi 20 juin 2019

Narcose 184


Quinzième ménade


Il dit ce qui est doté


Il dit ce qui est doté
d’une membrane et d’un métabolisme
- c'est-à-dire d’un système capable de puiser l’énergie
nécessaire à son maintien - est vivant.
Organisme, du grec organon signifie instrument.

Toujours est-il que toujours seront
ces mains frêles qui tremblent
devant la fleur
dans un jardin papal.    
Pavot oriental                  
ton sermon de couleur attendu
encore bien cacheté
dans le bouton floral
on se pâmera devant
- les mains tordues au giron -
quand il commencera


*Jean Follain, Usage du temps, À la dame du temps des Borgia, Poésie/Gallimard, p. 30

mercredi 19 juin 2019

Narcose 183


Quatorzième ménade


Par contre et par esprit


Par contre et par esprit de contradiction je guette le pavot - son œil nègre - mais
non, il est tenu fermé comme au cachot un bel oriental.
Et au pied des trois marches modestement elle le sait
la quintefeuille, qu’elle ne fait pas l’affaire seule - la Thériaque, Panacée de l’Antiquité -
elle ne suffira pas - par exemple - à la guérison du favori
piqué par un serpent dans le pavillon royal.
Pourtant mêlée ici à elle-même en festons dentés
elle compose l’antidote à un après-midi gris
au bord du désintérêt et de l’ennui.

C’est parce que - à y bien regarder - ses stolons assurent le pontage
- de loin en loin à partir des rosettes basilaires -
et surpiquent le seuil d’un épais matelassage, d’un
geste fastueux de sûre main de mars.
Ainsi est cousu l’horizon bas à mes pieds
ainsi je suis liée.

Au talon la morsure ne se voit pas beaucoup, je lis
assise sur la dernière marche de l’escalier
tandis que le chanteur philomèle s’entend à me ramener sur terre - comme on dit -
toujours plus redoutable.
Bien sûr, rien à voir avec l’apothicairerie ni avec un quelconque électuaire.
Qui aura été piqué au juste ou mordu, qui se pique, je ne sais plus, mais
pour le repas de ce soir tu viens toi aussi me chercher.
Et brille la fine denture de la quintefeuille, herbe de la nuit
au sûr verdict. Si bien que je ne sais plus non plus ce qu’est l’ennui.

…pour avoir votre avis,
que vous nous donnerez vite, nous l'espérons,
grâce à la sûreté de votre jugement
sur les questions que débattent entre eux médecins et pharmaciens
à propos de la confection de la Grande Thériaque
et de la préparation des vipères…
Question des médecins de Saragosse aux médecins de Montpellier, 1724

mardi 18 juin 2019

Narcose 182


Treizième ménade



Epiaire pourtant.


Épiaire pourtant. Indécente avancée sur prairial.
Devrions-nous reconsidérer même le temps
confier à ce cèpe végétal tout notre savoir calendaire,
lui le vulnéraire, le cordial qui sait mieux guérir le présent
ta brûlure et tes plaies - que voici une confession d’ascension ! -.
Pas de prophétie ! avait dit W. Carlos William, et A. Rosselli :
retrouvabilité du temps perdu vaticinant
ton présent introuvable ou alors juste les faits !
même s’ils résultent d’une erreur de jugement :
en fait, c’est un pré de sainfoin, de dactyle
et de fétuque qu’en y regardant de plus près j’identifie.
Et voilà qu’avec l’âne à mon contentement je brais, je brais.

Accrochant le geste grotesque de la confession
mais les faits et les noms concordent que tu ne peux pas - non
que tu ne peux vraiment pas, par élémentaire honnêteté -
assimiler à ta blessure - sa signification - et à ta possible guérison.
Regarde mieux, le nom est là capiteux, efficient jusque dans l’erreur,
ton présent décoiffé par une simple - si saine - herbe.

Et ne seraient-ce pas précisément les noms et les faits concordants
qui échafaudent ta blessure - brûlure irrésolue dans les mots -,
et son remède ?

lundi 17 juin 2019

Narcose 181


Hop. C'est un jeu du désir ( douxième ménade )


Hop. C’est un jeu du désir
et de la conscience.
et elle court pour s’évanouir
dans sa vanité vaine
note F. Arrabal
dans Humbles Paradis. Il ne parle pas de la
ménade aux extases magnifiques ni des spinales
contorsions, transes visibles au passage du thiase

non, mais de la nombreuse, et néanmoins seule, blatte
aux ailes d’or, recluse sous la plus vile bannière du nuisible.

Comme elle a bondi hors du langage articulé
elle fait du mouvement même sa pensée
et son transport